mercredi 22 octobre 2008

食う(くう) kuu (manger)

 Certains d'entre vous se disent très probablement "Mais, ce n'est pas 食べる(たべる)(tabéru), le verbe japonais qui veut dire manger?" Exactement, mais à l'origine, tabéru est un "mot de femmes" (nyôbô-kotoba), jadis utilisé par les femmes de cour, dont l'emploi a été généralisé par la suite (voir l'article précédent). Il est vrai que le mot kuu a été quasiment supplanté par tabéru maintenant au moins dans la conversation "polie", mais le verbe manger utilisé dans les locutions et les expressions est toujours kuu, mais jamais tabéru.
 D'ailleurs, c'est une sorte de "croyance populaire" très répandue même parmi les gens soi-disant cultivés, qui considère kuu comme un mauvais mot, voire un mot vulgaire. Kuu n'est pas aussi poli que le parler des femmes de cour. Cela ne veut pas dire que ce mot soit peu recommandable.
 Si vous avez l'occasion, demandez à un Japonais s'il pense que le verbe kuu est un mot vulgaire. Je parie qu'il vous répondrait que oui avec 80% de probabilité. Aussi certains parlent-ils du "mauvais sort" du mot kuu. Il n'a rien fait, mais il n'est pas aussi élégant que tabéru. Si j'ose une explication volontairement imagée, vous pourriez comprendre que l'inspiration de ce mot soit de recevoir la manne de Dieu: le verbe montre une action que quelqu'un de ci-bas reçoit quelque chose de quelqu'un de là-haut. Tout simplement, kuu n'avait pas la chance d'être aussi sublime. Et pourtant, je me vois obliger de vous conseiller l'utilisation exclusive de tabéru, car kuu peut choquer certaines personnes, même si ce n'est pas sa faute.
 
Par contre, vous ne devez pas oublier que les expressions figées ne peuvent pas être modifiées comme vous voulez. A vrai dire, certains de mes compatriotes se sentent libres de les altérer, puisque kuu est un mauvais mot! Mais vous ne devez pas suivre ces mauvais exemples, caricatures du politiquement correcte. Cela ne donne que des effets hilarants auprès des gens honnêtes.
 Par exemple, il y a une expression qui dit "l'amitié depuis l'époque où on a mangé le riz de la même marmite" 同じ釜の飯を食った仲(おなじ かまの めしを くった なか)(onaji kama-no méshi-o kut-ta naka). D'origine probablement militaire, elle est utilisée seulment pour les garçons qui ont passé la jeunesse (adolescente et post-adolescente) ensemble. Tout comme vous ne pouvez modifier quatre cents coups en quatre cents cinquante coups ou quatre mille coups, vous ne devez pas toucher l'expression même si vous trouvez vulgaires les mots méshi et kuu. Il est absurde de remplacer kuu par le mot de femmes tabéru, car cette expression est réservée aux garçons. Mais malheureusement, on constate parfois que certains journalistes poussent à l'extrémité leur sensibilité politiquement correcte. Il y a des années, l'ancien premier ministre Takéshita a évoqué un confrère en utilisant cette expression. La télé a passé cette image. Mais le lendemain, des journaux ont corrigé le verbe kuu en tabéru... Cela n'a fait que rire les gens.
 Je donne d'autres exemples des expressions et des mots composés avec le verbe kuu pour votre curiosité. (Je crois que le verbe tabéru n'entre dans aucune locution en revanche.)

食いしん坊(くいしんぼう)(kuïshinbô) Gourmand.

食わずぎらい(くわずぎらい)(kuwa-zu-giraï) くわず(négation de kuu) + きらい (kiraï) Détester une chose sans l'avoir mangée. Figurément: Avertion naturelle, fondée sur les préjugés (généralement frivoles et peu graves). SFは食わずぎらいです。"Je n'aime pas la science fiction, bien que je n'en aie jamais lu."

道草を食う(みちくさを くう)(michikusa-o kuu) Littéralement: Manger les herbes sur la route. Ne pas rentrer directement chez soi (souvent après l'école). (L'inspiration est peut-être la même que l'école buissonnière, si le sens est un peu différent.) Traîner inutilement. Faire un détour sans grande nécessité (divagation dans un argument).

食うや食わず(くうや くわず)(kuu-ya kuwa-zu) Littéralement: Manger ou ne pas manger. Se trouver dans l'indigence. Etre au point où on ne trouve plus rien à manger.

食いもののうらみ(くいものの うらみ)(kuïmono-no urami) Ressentiment pour une bouffe. Je ne sais d'où vient cette expression proverbiale. On dit souvent 食いもののうらみは怖い(くいものの うらみは こわい)(kuïmono-no urami-wa kowaï), qui dit "Le ressentiment pour la bouffe porte une grave conséquence". "La personne que tu n'as pas bien nourrie se vengera sur toi un jour." On le dit plaisammant quand on distribue les portions d'un plat ou d'un dessert, en insistant sur l'égalité, par exemple.

夫婦喧嘩は犬も食わない(ふうふげんかは  いぬも くわない)(Fûfu-genka-wa inu-mo kuwanaï) Proverbe. Traduction littérale: Même le chien ne mange pas la dispute de ménage (homme-femme). "Eh! les amoureux, personne ne se soucie de ce qui se passe entre vous." (Fûfugenkafûfu + kenka)

 Je dois dire qu'on entend maintenant moins souvent 食いもののうらみ(kuïmono-no urami) que 食べもののうらみ(tabémono-no urami). C'est probablement parce qu'il s'agit d'une expression de registre enfantin. Maman n'aime pas entendre son enfant prononcer kuu. Dans la même logique, 食わずぎらい(kuwa-zu-giraï) est de plus en plus menacé par 食べずぎらい(tabé-zu-giraï). C'est maman qui dit "Il faut manger de tout!" Pour les autres expressions, le remplacement par 食べる est ridicule. (Il arrive que certaines bourgeoises disent 道草を食べる (michikusa-o tabéru), mais cela reste bizarre et risible. Mais comme c'est une expression concernant les écoliers, il est possible que cet emploi se répande dans un avenir.)

(Je me réfère aux essais de TAKASHIMA Toshio, universitaire spécialiste de la littérature chinoise.)

lundi 20 octobre 2008

お金(おかね) okané (argent)

 Le fonctionnement du préfixe o- en japonais est souvent mal expliqué. On dit qu'il ajoute le respect au mot. En effet, ce n'est pas faux, mais ce n'est que le premier usage. Comment peut-on comprendre お尻 (oshiri) alors? Le mot veut dire les fesses. Les Japonais respectent-ils les fesses? Peut-être, mais ce n'est pas le cas. Ce préfixe o- est utilisé dans ce cas-là pour adoucir le caractère sec, voire vulgaire, du mot. L'emploi vient de la coutume des femmes de la cour impériale à l'origine (女房ことば, nyôbô-kotoba). 女房(にょうぼう)ことば (les mots de femmes) est maintenant utilisé par tout le monde sans égard pour les sexes. On peut probablement dire que ce préfixe exorcise le mauvais côté du mot. (Le préfixe n'est pas "productif" pour cet usage. Vous ne pouvez pas inventer de nouvelles combinaisons, tandis que vous pouvez ajouter o- assez librement quand il s'agit du respect.)
 Le o- devant le mot argent okané (お金) doit être compris dans ce sens-là. Il est vrai que le mercantilisme des Japonais contemporains est exacerbé, mais c'est exagéré de dire que les Japonais ajoutent ce suffixe pour montrer leur profond respect à l'argent. On doit plutôt croire que l'argent portait un caractère sale dans l'imagerie japonaise.
 Cependant, l'emploi de ce mot okané ne peut être universel. On sent vaguement que le suffixe vient du nyôbô-kotoba. N'est-il pas un peu inapproprié d'utiliser un mot de femmes quand on parle sérieusement des sciences économiques? Pourtant, le mot kané sans o- est maintenant senti trop sec et brutal pour les Japonais complètement accoutumés aux mots de femmes.
 Par conséquent, ils ont recouru à leur passe-passe habituel. On emprunte le mot d'anglais! Ainsi, on n'entend pratiquement que le mot money (マネー), quand la télé et la radio parlent de l'économie internationale. Dans d'autres cas, on utilise des mots d'origine chinoise qui veulent dire "fonds" ou "capital" suivant les contextes. Les étudiants de japonais pourraient mener les enquêtes sur la question: Comment les gens "sérieux" évitent d'employer le mot okané quand ils parlent de l'économie?

lundi 13 octobre 2008

イマージュ image

 L'emploi de katakana pose beaucoup de problèmes aux gens qui veulent apprendre le japonais. Mes lecteurs savent déjà sans doute que ces caractères sont utilisés en japonais pour transcrire les mots d'origine étrangère d'une façon plus ou moins arbitraire. Je parlerai d'un seul problème aujourd'hui, celui des mots qui devraient être logiquement identiques, mais dont les significations, ou plutôt les emplois, se varient curieusement en japonais.
 Je cite le mot "image" comme un exemple. Je ne mets pas en cause pour le moment la paresse intellectuelle du premier Japonais qui n'ait pas pris la peine de le traduire en japonais. Il l'a transcrit phonétiquement de l'anglais, comme un mot qui signifiait l'image psychologique. Le mot en katakana est イメージ (i-mê-ji) en l'occurence. Mais curieusement et très malencontreusement, certains Japonais francophiles ont commencé à utiliser un autre mot イマージュ (i-mâ-ju), lorsqu'ils écrivaient sur la poésie française. Mais quelle est la différence sémantique entre ces deux mots, イメージ et イマージュ? On peut dire que celui-ci est seulement utilisé dans les domaines artistiques, poésie et cinéma en particulier, tandis que celui-là est destiné à l'usage général. En un mot, le mot イマージュ est un mot savant, qui n'est guère utilisé par les gens qui n'ont pas fait les études supérieures à la fac de lettres. Par conséquent, la différence entre ces deux mots est moins sémantique que sociale.
 Je donne un autre exemple d'un registre différent: noix de coco. Comme le produit agricole, le fruit s'appelle ココ椰子(ここやし) koko-yashi. Le mot yashi est le nom global pour le groupe des palmiers. Mais si ce fruit est utilisé pour l'utilisation industrielle, il s'appelle ココナツ (ko-ko-na-tsu), venu du mot anglais coconuts. Ainsi, ココナツオイル (ko-ko-na-tsu-o-i-ru) est-il l'huile de coco. Depuis les années 80, les Japonais commencent à utiliser un autre mot ナタデココ (na-ta-dé-ko-ko), d'origine espagnole (nata de coco), quand il s'agit d'un ingrédient alimentaire. Il me semble que les Japonais utilisent ce mot pour désigner la matière moelleuse dans la noix. Elle était appelée auparavant avec le même nom "coconuts", mais c'est la campagne publicitaire qui a voulu un autre nom pour la même matière, et qui a promulgué ce nom espagnole qui devait être chic pour un nouveau dessert, tandis que le mot "coconuts" avait déjà l'air un peu ringard.
 Pour le café au lait, c'est un peu pareil. L'image des Français était jadis chic, mais le nom カフェオレ (ka-fé-o-ré) s'est fait vite banaliser. C'est pour cela qu'il y a pas mal d'établissements qui proposent la boisson カフェラテ (ka-fé-ra-té) depuis les années 80. Le mot vient de l'italien (caffè latte). Bien sûr qu'ils n'ont pas dit que c'était la même chose que le café au lait カフェオレ avec un nom différent. C'aurait été une mauvaise publicité. Ils ont dit par contre: Mais non, ce n'est pas la même chose, c'est un nouveau produit à la mode, le caffè latte est le café au lait à l'italienne! Mais en vérité, il n'y a pas une moindre différence entre ces deux choses, quoi qu'ils prétendent. N'empêche qu'il y a toujours des gens qui se posent la question en vain, car personne n'a jamais été clair sur ce sujet. L'existence des personnes qui n'identifient pas "coconuts" et "nata de coco" ne m'étonne pas du tout, car les snobs affirment leur différence fondée sur rien. Ils sont différents tout simplement parce que la différence est inexplicable.
 Ainsi les mots en katakana sont souvent marqués par le snobisme des plus vide et vain.