mercredi 26 novembre 2008

十(じゅう) zyû [jû] (dix)

 Il est connu que les Français ne prononcent pas toujours leur langue de façon "correcte". Du moins leur prononciation n'est-elle pas du goût des puristes. Par exemple, la voyelle œ doit être prononcée comme é, si elle n'est pas suivie d'une autre voyelle. Probablement pour le mot cœlacanthe, personne ne prononce ceu-lacanthe ou queue-lacanthe, mais on entend déjà feu-tus pour fœtus. Si l'œcuménisme garde encore sa valeur authentique, les œnologues eux-mêmes disent eu-nologues à nos jours. Certains trouvent que la prononciation é-nologue est bizarre et erronée.

 Ce phénomène est constaté en japonais aussi. Le mot 十(じゅう) zyû [jû] (dix) est un exemple typique. Si ce mot est suivi d'un "spécifique numéral" comme 個 ko, la prononciation "correcte" doit être じっこ zikko [jikko], mais presque tout le monde prononce *じゅっこ *zyukko [*jukko] à nos jours. Il y a même des parents qui sont indignés d'apprendre que le prof donne la prononciation "dialectale" (ou provinciale) à leurs enfants à l'école. Ils prétendent qu'il est logique que zyû [jû] + ko fait zyukko [jukko], mais non pas zikko [jikko]. Ils ne s'aperçoivent pas que, juste avant dix, pour le chiffre neuf, 九(きゅう) kyû + ko fait きゅうこ kyûko, mais jamais *きゅっこ *kyukko. Cela ne fait que rire. Donc ce qu'ils avancent n'est pas aussi logique qu'ils s'imaginent... Alors, pourquoi zyû [jû] + ko doit-il faire zikko [jikko], tandis que kyû + ko fait kyûko? Il faut connaître un peu l'histoire de japonais.

 A l'époque où les Japonais absorbaient goulûment la culture chinoise (vers le 8e siècle à l'ère de la dynastie Tang), la langue du peuple Han avait un type de syllabes fermées que le mandarin moderne a perdues: celles finissant par k, p, t. Les Japonais de l'époque voulaient bien imiter ces syllabes fermées, mais ces sons ont été graduellement assimilés au système phonétique de la langue japonaise. (Le nom de l'acteur Chow Yun-Fat montre que le cantonnais moderne garde ces syllabes.)

 La consonne t a apparemment bien résisté parmi ces trois. Les entrées du Dictionnaire japonais-portugais (Nip-po) publié au début du 17e siècle par les missionnaires font le témoignage de ce fait. Par exemple, le mot 出没(しゅつぼつ) (apparition soudaine), dont la transcription Hepburn modernisée est syutubotu [shutsubotsu], est transcrit comme xutbot dans ce dictionnaire. Cela veut dire que les Portugais n'entendaient pas de voyelle après le t final des mots (syllabes) d'origine chinoise. (D'ailleurs, les Japonais ordinaires ne sont nullement conscients qu'ils ne prononcent pas forcément les voyelles i et u, un peu comme le schwa.)

 La prononciation du kanzi [kanji] 国 est guo pour le mandarin moderne, mais elle est supposée avoir été à peu près kwok au Moyen Age. Le japonais ajoute le u à la fin, ce qui donne le résultat que la lecture on'yomi (こく, koku), qui doit être fidèle au chinois, compte deux syllabes. Ces caractères chinois dont la on'yomi est de deux syllabes distinctes sont issus des mots-syllabes dont la consonne terminale était k ou t.

 Le kanji 一 (anciennement iet) a deux on'yomi いち (iti [ichi]) et いつ (itu [itsu]). Ceci est kan'on, et cela go'on (voir cet article). Les Japonais d'avant le 8e siècle ajoutaient le i plutôt que le u préféré par ceux d'après l'ère Nara. Il est très intéressant de constater que même les Japonais modernes suivent cette tradition languistique. Pour le même mot anglais strike, on a d'abord donné la transcription ストライキ avec i à la fin (grève), et puis ストライク avec u (pour le bowling). On connaît également インキ (i) et インク (u) qui n'ont pas de sens différent selon la transcription (ink, encre), mais la première est toujours la plus ancienne.

 En revanche, la langue japonaise a perdu la consonne p au fil des temps. L'ancienne prononciation chinoise du kanzi [kanji] 十 était à peu près jip. Les Japonais ont transcrit le caractère comme じふ (jusqu'à la première moitié 20e siècle), car la série はひふへほ correspondait aux sons pa, pi, pu, pé, po au Moyen-Age. La consonne p a changé en f, et puis en h. Le Dictionnaire Nip-po montre qu'on prononçait le f au lieu du h moderne au début 16e (le printemps y est faru), alors que la transcription Hepburn au 19e siècle témoigne l'état passager où seul ふ gardait la prononciation f (fu). Et la consonne h (ou f) a perdu sa valeur phonétique sauf au début du mot.

 Je trouve très curieux que les Japonais respectent bien la transcription Hepburn qui n'est nullement scientifique ni logique. Il y a même des Japonais qui prononcent fu exprès pour ふ, car Hepburn voulait que ce soit fu, tandis que ce son est à présent déjà passé à hu, suivant l'évolution logique de la langue. C'est de la bouffonnerie. Cela me fait rire également que les Français qui apprennent le japonais respectent soigneusement cette transcription vite faite, à l'anglaise, mais c'est personnel... D'ailleurs, je suis assez bien cette "tradition" dans ce blog pour ne pas trop perturber les lecteurs. Même pour la lecture du kanzi [kanji] 一, la transcription "nippone" iti et itu serait beaucoup plus logique et compréhensible que ichi et itsu. Cette disparité obligée me pose un grand problème. Je ne sais pourquoi aucun linguiste japonais n'a jamais pensé sérieusement à l'alphabétisation qui respectait l'étymologie.

 Ainsi, le mot dix, qui était じふ jip(u) au début, s'est transformé en jifu, jihu, et puis en jiu. Mais si le mot était combiné avec un autre élément comme ko, じふこ donnerait la prononciation jip(u)ko. Mais le mot jipko n'est pas prononçable pour les Japonais a priori, donc cela donne jikko, mais jamais jukko n'est possible dans cette logique. Mais franchement, j'avoue que je me trompe très souvent moi aussi. (Pour le kanzi [kanji] 九 (neuf), le caractère correspondait à la syllabe ouverte kiu, qui ne causait aucune difficulté avec l'ajout de ko.)

 Allez corriger le japonais des japonais, et consolidez la réputation des francophones antipathiques! ;-p

1 commentaires:

Robert Patrick a dit…

Vous dites "la transcription "nippone" iti et itu serait beaucoup plus logique et compréhensible que ichi et itsu."

Ce n'est pas le cas pour un non-Japonais. En effet, le Japonais pense en syllabes, il voit donc le son "i"+"ti" (いち) et "i"+"tu" (いつ), tandis que le Français, par exemple, fonctionne par lettres (puisqu'il associe les sons de l'alphabet). Pour lui le son "t" produirait le même son avec un "i" ou un "u" derrière.
Il est donc plus logique pour nous d'avoir "ichi" et "itsu".